down bad (regan)

Aujourd'hui, Bianca avait décidé de sortir voir des amies, une sortie banale en apparence. Elles s'étaient retrouvées en terrasse, et Bianca, contre toute attente, avait limité sa consommation à un ou deux verres seulement. Cette modération était inhabituelle pour elle, mais les excès de la veille semblaient avoir laissé des traces qui l'avaient dissuadée d'en faire trop ce jour-là. Passer du temps avec ses amis lui avait changé les idées, lui avait procuré un bien-être dont elle avait désespérément besoin. L'idée de rentrer chez elle lui donnait même la nausée, elle détestait l'ambiance chez elle.

Ce que Bianca n'avait pas du tout limité aujourd'hui, c'était sa consommation de cannabis. Elle avait fumé plusieurs joints durant l'après-midi, et même sur le parking, avant de prendre la route, elle en avait allumé un dernier dans sa voiture. Bien qu'elle savait pertinemment que ce n'était pas une chose à faire, elle avait l'intention de rentrer avant Regan, de se glisser discrètement dans sa chambre pour éviter toute confrontation. Malheureusement, sa conduite était loin d'être optimale ; peut-être que le fait d'être défoncée n'avait pas aidé à la concentration nécessaire pour conduire en toute sécurité.

C'est à l'hôpital que Bianca s'était retrouvée après quelques minutes de route en ambulance, suite à un petit accrochage avec un arbre qui lui avait valu des réparations sur sa voiture et des frais médicaux. Chaque test que les médecins lui faisaient semblait déclencher des râleries incessantes de sa part, malgré le fait qu'elle se sentait plutôt bien. Sa colère s'est exacerbée lorsque, d'un ton trop enjoué, une infirmière est entrée en annonçant : « Vous avez des côtes fissurée, vous ne pouvez pas rentrer seule. Nous avons appelé votre mère pour la prévenir. » C'était une erreur monumentale, une règle d'or qu'elle savait trop bien : toujours éloigner Regan des problèmes, car elle est elle-même un problème. Bianca avait attendu quelques minutes, allongée sur le lit d'hôpital, avant de se redresser en grimaçant. Elle devait partir avant l'arrivée de sa mère, qu'elle préférait éviter à tout prix pour ne pas avoir à subir ses reproches incessants. Elle se leva précipitamment, déterminée à quitter les lieux avant que Regan ne puisse la trouver. Alors qu'elle s'apprêtait à sortir, la porte s'ouvrait et Bianca souriait ironiquement. Oh... Regan. C'est aujourd'hui que tu fais semblant d'être un tant soit peu attentionnée envers tes enfants ?  Avait-elle dit sèchement en regardant sa mère. Quel bon vent t'amènes ?

Cette nuit là allait probablement demeurer longtemps ancrée dans la mémoire de l’adjointe. Benjamin avait été blessé par balle, transporté par hélicoptère à l’hôpital, dans un état critique. Il avait perdu beaucoup de sang, et elle ignorait encore l’étendue des dégâts que la balle avait causé au niveau de son épaule. N’ayant pu monter dans l’hélicoptère avec lui faute de places, elle s’était vue contrainte de reprendre la voiture pour se rendre à son tour à l’hôpital. C’est alors que sur la route, elle avait reçu un appel qui lui avait fait craindre l’espace d’une seconde le pire concernant Kane. Mais s’il s’agissait effectivement des urgences, ce n’était pas à propos du shérif que ces derniers cherchaient à la joindre cette fois-ci, mais au sujet de Bianca. Pour la énième fois de la soirée, Regan crut que son cœur allait cesser de battre à nouveau. Mais la personne à l’autre bout du fil la rassura rapidement au sujet de sa fille. Un accident de voiture, quelques côtes fêlées… suspicion de consommation de stupéfiant au volant. La chance que Bianca avait dans son malheur, c’était d’être la fille de l’adjointe au shérif. On appelait directement sa mère au lieu de faire un rapport aux autorités.
         
             
Une fois arrivé à l’hôpital, Regan s’était donc présentée aux urgences, pour une double raison. On lui expliqua d’abord que sa fille l’attendait dans un box d’examen, et qu’hormis quelques côtes fêlées et contusions, elle n’avait rien. En revanche, le médecin qui s’était occupé d’elle suspectait fortement une consommation de stupéfiants récente. Ensuite, elle appris que Ben était au bloc opératoire sans autre précision pour le moment. La mort dans l’âme, elle alla faire un bref passage aux sanitaires, consciente qu’elle devait avoir une allure à faire peur. Ses vêtements étaient tâchés du sang de Benjamin. Ses mains également, aussi prit-elle le temps de les laver tout en examinant son reflet. Ses traits étaient tirés, et paupières gonflées trahissaient les larmes qui avaient coulé. Elle passa un peu d’eau fraiche sur le visage également, ne pouvant rien faire pour ses habits souillés pour le moment, et se rendit au box où l’attendait Bianca. Tant pis si son état physique faisait peur.

Lorsqu’elle ouvrit la porte du box, Bianca se tenait là devant elle, debout, visiblement sur le départ. Regan fronça les sourcils, tandis que sa fille l’accueillait d’un ton acerbe avec un sourire cynique aux lèvres. « D’après toi ? » rétorqua-t-elle lorsque Bianca lui demanda quel vent l’amenait. Ce soir plus que jamais, elle n’était pas d’humeur à affronter les humeurs de la jeune fille.

C'était étrange que Regan soit là. Bianca avait pensé que sa mère serait trop absorbée par son travail pour se soucier de ce qui s'était passé. Elle s'attendait à se faire réprimander pour les circonstances de l'accident qui l'avait amenée ici. Cependant, l'attitude de Regan était sincèrement inquiétante, peut-être même préoccupante. Ses vêtements portaient les marques de la peur et de l'angoisse, imprégnés d'une odeur persistante. Plus troublant encore, ils étaient tachés de sang. Cette vision contrastait tellement avec l'image habituelle de sa mère, toujours impeccable et maîtrisée, que Bianca ne pouvait s'empêcher de ressentir une légère inquiétude. C'est quoi cette tête ? Demandait-t-elle dans un premier temps. Regardes-toi, t'es carrément sale et tu pues. C'est ton sang ? T'es blessée Regan ?    Avait-elle demandé subtilement, pour ne pas donner une once d'espoir à sa mère, l'espoir que tout irait bien entre elles.

Oh que non... Bianca pouvait se montrer sympathique, surtout lorsqu'il s'agissait de la santé de Regan, qui restait malgré tout sa mère. Mais l'idée de lui sauter dans les bras lui était désormais étrangère, un geste qu'elle ne referait jamais. À ses yeux, le lien entre elles avait été brisé depuis bien longtemps, rongé par les absences et les déceptions. Bianca se sentait désabusée par l'effort apparent de Regan de se montrer concernée et présente, un rôle qui ne semblait pas authentique. Bon... Ne restons pas plantées là, tu vas faire peur à tout l'hôpital avec ta tête de zombie qui se rend à un enterrement, lança-t-elle en se dirigeant vers la porte, un mélange de sarcasme et de tristesse dans la voix. Elle se tourna vers sa mère, fixant ses yeux fatigués. Franchement, tu devrais arrêter de te faire passer pour la mère que tu n'es pas aux yeux des gens. Ses mots étaient secs, presque cruels, mais ils reflétaient une vérité qu'elle ressentait profondément. Bianca était épuisée par les faux-semblants, par cette tentative désespérée de Regan de paraître exemplaire aux yeux des autres, alors qu'elle n'avait jamais été là pour ses enfants. Cette dynamique familiale défaillante pesait lourdement sur Bianca, qui ne croyait plus à un changement soudain ou miraculeux.

Bianca parue décontenancée en la voyant apparaitre,  certainement à cause de l’apparence échevelée qu’elle présentait, sans compter le sang de Ben qui tâchait ses vêtements. D’ailleurs sa fille ne manqua pas d’en faire la remarque, lui demandant au passage si elle était blessée. Un rictus manqua de tordre les lèvres de l’adjointe. Peut être que tout n’était pas perdu avec cette tête de mule. Bon, elle ne se faisait pas non plus d’illusion. Il suffisait de lire le mépris qui brillait dans ses yeux. « Non. Je ne suis pas blessée c’est… c’est le sang de Ben. » L’épuisement pouvait se deviner dans la voix de Regan. Bianca, égale à elle-même, s’était déjà reprise, prétendant être pressée de quitter les lieux avant qu’elle-même ne fasse peur à tout le monde avec son allure. La réflexion de la jeune fille arracha un rire amer à sa mère. « Garde ton fiel pour plus tard Bianca. Vraiment. » Sa fille était dans une période rébellion. C’était même pire que ça, tant elle pouvait se montrer virulente envers elle. A croire qu’elle la haïssait. Peut être était-ce réellement le cas d’ailleurs. Regan finissait par le croire, tant Bianca déployait de l’énergie à le lui faire comprendre en tout cas.

Une fois de plus, elle vint à la charge. Regan se raidit. Ce soir plus que jamais, elle n’avait pas le cœur ni la patience de laisser sa fille donner libre court à sa haine. « Estime toi heureuse que je sois ta mère autrement tu serais déjà au poste de police pour conduite sous l’emprise de stupéfiants ! » Regan avait conscience qu’elle avait des torts vis-à-vis de ses enfants. Son absentéisme en premier lieu, à cause de son travail. Evidemment, il fallait bien qu’elle travaille pour payer les factures. Mais surtout, elle était flic avant d’être mère ou épouse. Cela lui avait valu un divorce – même si Joe n’était pas l’archétype du mari idéal, et encore moins de père idéal – et la rancœur de ses deux enfants désormais. Certes, Jerem’ exprimait celle-ci différemment de sa sœur. Mais le résultat final était le même. Et Regan se sentait complètement dépassée par la situation, car elle ne parvenait plus à communiquer avec eux. Alors, c’était un cercle vicieux, car elle se renfermait encore plus dans le travail.    

Bianca hochait la tête, se demandant si sa mère avait décidé de sortir tout droit d'un carnaval ou d'une boucherie. Ce n'était pourtant ni l'un ni l'autre.Ben était blessé, et une petite voix intérieure lui murmurait qu'elle l'avait pressenti. "J'en étais sûre", se disait-elle, ou encore "vous êtes imprudents". Ces pensées tourbillonnaient dans son esprit, mêlant frustration et angoisse. Cependant, la jeune femme savait qu'elle ignorait tout de ce qui s'était réellement passé. Elle n'avait aucune idée des circonstances qui avaient conduit à cette situation. Alors, bien qu'elle ait mille choses à dire, Bianca se retint, consciente que sans connaître les détails, elle ne pouvait émettre aucun jugement. Le silence s'imposait, mais vous connaissez Bianca, elle le brisait rapidement. Je te l'ai déjà dis mille fois Regan. elles savaient toutes les deux de quoi elle voulait parler. C'était certain que ça arriverait ! Je t'ai dit des millions de fois que ton job à la con était dangereux. Bah voilà, t'en as la preuve avec le sang de ton Ben sur les mains. Disait-elle froidement, mais ouais, son job à la con l'avait toujours stressée, vivant constamment dans la peur qu'il arrive malheur à sa mère un jour.

Yes, Regan piquait enfin. C’était toujours un moment de pur plaisir pour Bianca de voir sa mère réagir aux petites piques qu’elle lui lançait. Chaque réplique de Regan était un triomphe pour Bianca, qui jubilait intérieurement.  Et elle savait exactement où frapper pour la faire réagir ou lui faire mal. Pas avec moi Regan. Bianca la regardait en lui adressant un sourire complètement ironique et faux.  Ou devrais-je dire Trask, tu préfères peut-être ? Demandait-elle en la regardant. N'essayes pas, n'essaye plus et n'essaie jamais au grand jamais de prétendre une nouvelle fois être une personne que tu n'es pas pour éviter d'être mal vue par les gens autour de nous. Tu n'as rien d'une mère et tout ce qui arrive, ce sont les conséquences de tes actes. Avait-elle dit en hochant la tête, Regan n'avait que le côté légal d'être la mère de Bianca, mais aux yeux de la jeune femme c'était autre chose. Regardes, tout les vestiges et les choses qui sont arrivés par ta faute. Dans un premier temps, ton mariage avec papa, pouf, raté. Jeremy, regardes ce qu'il devient par ta faute Regan... Sans compter la tronche qu'à notre pseudo famille, enfin pour moi ma famille, ça s'arrête à Jeremy et moi.Bianca marquait un temps de pause avant de regarder sa mère. Et je suis prête à parier que Ben est là... Et que tu n'y es pas pour rien Regan Trask.

Lorsque Regan lui expliqua que le sang dont elle était souillée n’était pas le sien, mais celui de Ben, la réaction de sa fille ne tarda pas à venir. Oui, son job à la con était dangereux. Elle le savait, depuis toujours. Bianca enfonça le clou en ajoutant que maintenant, elle avait le sang de son Ben sur les mains. Son estomac se contracta à ces mots. Ben, qui était actuellement sur la table d’opération, entre la vie et la mort. Et c’était littéralement ça : elle avait eu son sang sur ses mains. Et ses vêtements. « Evidemment que mon job est dangereux ! Je suis flic Bianca ! » Sa voix monta d’un octave, signe qu’elle commençait à perdre son sang-froid. Mais comment pouvait-il en être autrement vu les circonstances ? Sans compter le malin plaisir que prenait Bianca à la pousser dans ses retranchements, tout en s’obstinant à l’appeler par son prénom, voire même son nom, de manière totalement ostentatoire.

Bianca qui poursuivait sur sa lancée, toujours plus incisive et mordante, au grand damne de sa mère. Comment en étaient-elles arrivées là toutes les deux, pour que la jeune fille déteste autant sa mère ? De nouveau, elle déversait son fiel, mettant sur le dos de Regan tous les événements malheureux de son existence. Mais le coup de grâce, ce fut lorsqu’elle insinua que Benjamin était blessé par sa faute également. Regan blêmit et son regard s’obscurcit. « Tu vas trop loin jeune fille… » gronda-t-elle, sentant le peu de contrôle lui échapper. « Tu sortirais un peu ton nez de ton nombril, peut être que tu pourrais réaliser que vous êtes tous responsables de vos actes et de vos choix ! Ton père, ton frère, toi… je n’ai pas le pouvoir de tout contrôler de A à Z et encore moins être responsable de tout ! » explosa-t-elle finalement, les yeux brûlants de larmes contenues. « Et concernant Ben… tu n’étais pas là ce soir, tu ne sais rien de ce qui s’est passé… alors un conseil : tais-toi. » Sans doute aurait-elle du se montrer plus diplomate, plus conciliante, plus à l’écoute de ce que sa fille essayait de lui faire passer comme message à travers ses reproches, mais elle n’en était pas capable ce soir.
   

En plein dans le mille. C'est ce que Bianca avait pensé dès l'instant où sa mère avait commencé à élever la voix. Cela ne faisait que lui confirmer ce qu'elle savait depuis longtemps : sa mère savait toujours où frapper pour la faire réagir, pour la blesser, comme elle l'avait fait durant toutes ces années. Regan, autrefois, avait été une mère exemplaire aux yeux de Bianca, presque comme une meilleure amie. Mais aujourd'hui, elle n'était plus que sa génitrice, et son père, mieux valait ne pas en parler. Quant à son travail dangereux, Bianca s'en fichait. Si sa mère en était consciente, tant mieux pour elle. Mais qu'elle arrête de pleurer pour Pierre, Paul ou Jacques qui s'était blessé ou qui était mort. C'étaient les risques du métier, et Bianca le savait bien, elle qui avait déjà failli se retrouver orpheline. Cette peur avait contribué à sa destruction intérieure. Pour Bianca, la solution était simple : pas d'attachement, pas de douleur. Elle se murmurait souvent ces mots dans la tête, comme une incantation protectrice. Je te déteste, mère. Ou devrais-je dire : Regan.  Pensait Bianca. Ces quelques mots lui permettaient de se blinder contre les émotions qui la traversaient, contre cette douleur qu’elle n’avait jamais su gérer autrement.

Tu vas trop loin. Ces quelques mots suffisaient à faire sourire Bianca. Sa mère s'énervait, cela s'entendait dans le ton de sa voix, mais c'était adorable à voir, presque comique, car cela n'avait absolument rien d'impressionnant pour elle. Vous êtes responsables de vos actes. Cette phrase arrachait à Bianca un sourire ironique. Depuis longtemps, elle et Jeremy avaient pris leurs responsabilités en main. Légalement, ils n’étaient pas orphelins, mais dans leurs cœurs, ils l’étaient depuis bien longtemps. Leur père et leur mère… il n’y en avait pas un pour rattraper l’autre. Alors entendre Regan leur parler de responsabilité avait quelque chose d’absurde. C’était un peu risible (voire même beaucoup), cette manière qu'avait Regan de jouer la carte de l'autorité morale, alors qu'elle n'avait été qu'une ombre de parent, incapable de remplir le rôle qu’elle prétendait maintenant incarner. Bianca trouvait la situation presque ironique, comme un mauvais théâtre où l’actrice principale avait depuis longtemps oublié son texte.C'est mignon, même après tout ce temps t'essaies encore de chez pas... Refaire ton image ou essayer de faire des trucs que font des parents c'est... Si tu veux un conseil, arrêtes ça donne la nausée. Disait-elle en lui souriant, bien entendu un sourire aussi faux que l'image que Regan essayait de donné de sa famille en dehors de sa vie privée.  Là ou pas là, c'est pas compliqué de savoir que c'est ta faute. C'est toujours de  ta faute après tout. T'as pas envie de faire un truc bien dans ta vie une fois ? Demandait-elle en la regardant. Fin chez pas, ce serait dommage qu'un jour les  gens se souviendront de toi comme Regan l'irresponsable. Tu trouves pas ?

Entre le choc, l’inquiétude, la fatigue, Regan sentait qu’elle perdait le peu de contrôle qu’elle avait encore sur elle-même. Si d’ordinaire, elle gérait les attaques de Bianca au mieux, gardant son sang froid dans la mesure du possible pour ne pas envenimer des rapports mère-fille déjà catastrophiques, ce soir elle n’en avait absolument pas la force. Bianca avait dû le deviner – ce qui en réalité n’était pas trop compliqué en soi, vu la mine décomposée qu’arborait Regan -  s’insinuant dans la brèche pour taper là où ça faisait mal, très mal. La jeune fille déversait tout son fiel, toute cette colère rentrée en elle toutes ces dernières années qui explosait à la figure de sa mère. Sauf que cette fois-ci, Regan était incapable d’encaisser en serrant les dents sans mot dire. « Je n’essaie rien du tout Bianca. Tu sais quoi, je jette l’éponge ! tu veux me détester ? et bien déteste moi ! tu veux me reprocher tous les maux de la terre ? fais-toi plaisir ! tu veux m’attribuer tous les défauts possibles et imaginaux ? fais-le ! » Le sourire factice qu’affichait Bianca lui retourna l’estomac.

Bianca qui poursuivait à enfoncer le clou, affirmant qu’elle était responsable de tous les torts. Regan la regardait sans vraiment la voir, se demandant où était passé sa petite fille chérie. Non seulement elle ne l’avait pas vu grandir, mais en plus maintenant, elle ne parvenait même plus à dialoguer avec. « Si tu continues tes frasques c’est bientôt que l’on traitera d’irresponsable, Bianca. Tu es une adulte maintenant, tu n’es plus une enfant. Toutes ces choses que tu fais pour me causer du tort ne font du tort qu’à toi-même au final. » finit-elle par dire d’une voix lasse. Tout comme Jeremy d’ailleurs. « Ecoute, il est tard, et j’aimerai prendre une douche et me changer. Donc, soit tu viens avec moi et je te ramène à la maison, sans discuter, soit tu restes là et tu te débrouilles pour trouver quelqu’un d’autre pour te ramener où tu veux. » La conversation en l’état était stérile, et n’ayant plus aucun filtre, elle ne ferait qu’empirer les choses entre elles. Autant y mettre un terme rapidement. Et Regan avait réellement envie de prendre une douche et de jeter ses vêtements souillés du sang de Ben.
   

Bianca avait depuis un certain temps une relation tumultueuse avec sa mère, Regan. Elle n'avait jamais eu besoin de l'autorisation ou de l'approbation de sa mère pour ressentir cette profonde antipathie. Au fond d'elle-même, malgré la colère, la haine et la déception, elle savait que Regan restait sa mère. Bien sûr, elle l'aimait, et l'idée même qu'il puisse lui arriver quelque chose la bouleversait.

Pendant des années, Regan avait incarné son rôle de mère avec une grâce admirable. Bianca avait grandi enveloppée de l'amour maternel, choyée et soutenue. Mais un jour, tout avait changé. Sa mère avait cessé de consoler ses peines, de prêter attention à ses joies et ses peines. Elle était devenue distante, comme si Bianca était devenue une étrangère dans sa propre maison. Cette évolution avait profondément blessé Bianca. La transformation avait été progressive, jusqu'à ce qu'un événement précis vienne briser le fragile équilibre : sa mère était devenue la cause de ses larmes, les fissures visibles dans son cœur déjà meurtri. À partir de ce jour, le simple mot "maman" avait glissé dans l'abîme et avait été remplacé par le nom plus impersonnel, plus distant de "Regan". C'était comme si un voile s'était levé, révélant une réalité douloureuse mais incontournable : leur relation mère-fille avait changé irrémédiablement, et Bianca devait maintenant naviguer dans les eaux troubles de cette nouvelle réalité. Je n'ai pas besoin que tu m'autorises à te détester pour le faire. C'est toi qui a semer tout ça, c'est ta faute, ouvres les yeux et tu comprendras certaines choses que tu te refuses de voir. Avait-elle dit en lui adressant un sourire.

Bianca n'était pas folle, et elle n'avait certainement pas l'intention de prendre un taxi. Elle allait suivre sa mère, même si cela signifiait devoir se battre pour retenir la colère qui montait en elle, une haine qu'elle avait accumulée au fil du temps. Comment sa mère pouvait-elle être si digne d'être appelée "maman" alors qu'elle était prête à la laisser là, seule, simplement parce qu'elle avait eu une mauvaise journée ? Il y a quelques années, jamais Regan n'aurait laissé Bianca dans une telle situation. Elle aurait sans doute exigé que les médecins fassent tous les examens possibles pour s'assurer qu'elle allait bien. Mais aujourd'hui, la seule réponse de sa mère était une menace voilée de l'abandonner là, comme si elle n'était plus qu'un poids.

Le plus douloureux, c'était que sa mère ne savait rien d'elle. Elle ignorait que Bianca avait échoué sa première année, qu'elle voulait devenir infirmière, peut-être même qu'elle travaillait. Que savait-elle vraiment, au fond ? Rien. Je veux déménager, partir de la maison, avait simplement dit Bianca. Cela signifiait qu'elle n'allait plus être un fardeau, que sa mère n'aurait plus à se plaindre d'elle. Je ne serai plus un problème pour toi, avait-elle ajouté en souriant, sachant très bien qu'elle attendait de pouvoir s'émanciper, ne forçant plus Regan à la supporter. On rentre ?
   

Regan se sentait complètement dépassée par sa propre fille à cet instant précis. Comment en étaient-elles arrivé là toutes les deux ? Bianca lui rejetait l’entière faute de la dégradation de leurs relations. Avait-elle raison ? L’adjointe était à même de gérer bien des situations de crise dans l’exercice de ses fonctions. Sur le terrain, elle se vantait de garder son sang froid et d’avoir des nerfs d’acier, dans bien des cas. Mais en face de sa fille ce soir, elle ne gérait plus rien. Déjà affaiblie émotionnellement et nerveusement suite à la blessure de Benjamin, Bianca lui administrait là le coup de grâce, en quelque sorte. D’ailleurs, la jeune fille enfonçait le clou un peu plus, affirmant haut et fort qu’elle la détestait. L’étau sur son cœur se resserra un peu plus.

Puis, elle ajouta qu’elle voulait déménager. Quitter la maison. Regan lui jeta un regard las. « Et tu irais où ? Et tes études ? » Que sa fille lui veuille pour X ou Y raisons, Regan s’en était fait une raison. Mais qu’elle foute sa vie en l’air juste pour s’éloigner d’elle ou se venger, c’était absurde. « Bianca, des problèmes j’en ai par-dessus la tête quotidiennement. Tu n’es pas un problème. Loin de là. » soupira-t-elle. L’intéressée voulait désormais rentrer. Au moins sur ce point elles étaient d’accord. Regan mourrait d’envie de se prendre une bonne douche et de se changer, avant de revenir à l’hôpital s’enquérir de l’état de Ben. Elle savait pertinemment qu’elle ne dormirait pas cette nuit de toute manière et tenait à être là à son chevet lorsqu’il se réveillerait après son opération. Aussi, hocha-t-elle la tête en guise d’assentiment. « Rentrons. »

Elle ramassa son sac, s’assurant que sa fille n’avait rien oublié de son côté. Fille qu’elle n’avait pas vu grandir, tellement elle avait la tête dans le guidon avec son travail. Fille qui désormais avait tant de griefs contre sa personne que tout dialogue était devenu impossible. Le pire, c’est qu’elle ignorait comment faire pour essayer de renouer quelque chose avec elle. Toutes ses tentatives jusque lors s’étaient transformées en échec cuisant. « Tu sais quoi Bianca ? je te propose un deal. Une conversation, toutes les deux, une vraie conversation, sans cris, sans sarcasme. Et après, tu feras ce que tu veux. Si tu souhaites toujours quitter la maison, je t’aiderais s’il le faut, pour tes études et tout. Déteste moi si tu veux, mais ne fout pas ta vie en l’air à cause de moi. »

Rentrer. C'était tout ce que Bianca souhaitait. Passer la nuit ici ou prendre un taxi, très peu pour elle. Après avoir rapidement vérifié qu’elle n’avait rien oublié, elle suivait Regan d'un pas lent, l’écoutant sans vraiment répondre. Tandis qu’elle marchait, une pensée la frappait : sa mère restait encore totalement à l'écart de sa vie. Non seulement elle ignorait tout de ses réussites et échecs professionnelles et scolaires, mais elle était encore plus éloignée de ce qui se passait dans la tête de Bianca. Cette distance émotionnelle devenait de plus en plus pesante, mais c'est la vie et Bianca apprenait à vivre avec l'absence de sa mère.

Lorsque sa mère lui proposa un deal, Bianca eut presque envie de rire, non par moquerie, mais par pure ironie. Pourquoi Regan semblait-elle soudain s'intéresser à elle ? Il y a vingt minutes à peine, elle lui aboyait dessus.  « Tu n'y es pas, Regan,» commença Bianca d'une voix mesurée.  «C'est bien la preuve que tu te fiches de moi, de ce que je pense, ce que je fais, ou ce que je vis, tant que ça ne te touche pas, toi et ta petite personne.» Elle s’efforçait de rester calme, même si l’envie de hurler la rongeait.  « Si tu t'intéressais un minimum à ma vie, tu saurais depuis juin que j'ai échoué ma première année d'université.» Elle haussa les épaules :  « Je sais... tu t'en doutais, parce que je suis une incapable, mais peu importe ce que tu penses.»

Bianca secoua la tête, refusant de s'attarder sur le sujet. Elle ressentait une colère profonde envers sa mère, et voir Regan s’intéresser soudainement à sa vie et à son avenir ne faisait qu’attiser son agacement. Elle soupira doucement, jetant un regard distrait autour d'elle. « On peut juste rentrer et... faire comme on l’a toujours fait depuis des années ? S’ignorer, toi devant la télé et moi sur mon téléphone ? » demanda-t-elle calmement. Elle ne voulait pas d’efforts forcés. « J’ai pas envie que tu t'obliges à t'intéresser à moi, alors que ça fait des années que j’ai cessé d'exister à tes yeux, Regan. » Ses mots étaient tranchants, mais honnêtes.