don't blame me, love made me crazy (tobby)

La note de fin de sa rencontre fortuite avec Tobby deux jours plus tôt avait laissé un goût doux-amer dans l’esprit de Jenny. Déjà parce que le caprice du destin avait voulu que leurs routes se croisent à nouveau alors qu’elle-même était en proie au doute et au questionnement vis-à-vis de son propre avenir sentimental. Ensuite, parce qu’il avait éveillé en elle tellement de sentiments qu’elle avait cru enfouis, étouffés, voire même disparus, que s’en était douloureux. Il lui avait assuré qu’il n’aurait jamais pu la détester, s’il était resté à Kanab pour elle, vingt ans plus tôt. Mais la brune était persuadée du contraire. Lorsqu’il l’avait rattrapée dans l’allée menant à son cottage, elle avait bien cru que son cœur s’était arrêté de battre. Tobby avait balbutié qu’ils devraient reparler du passé, qu’ils ne s’étaient pas compris… Jen’ avait sourit tristement, car au contraire, il avait très bien compris à l’époque, ce qu’elle voulait elle qu’il comprenne. Pour lui faciliter la tâche lorsqu’il partirait. Et ça avait marché, au-delà de ses espérances visiblement, puisque vingt ans plus tard, il n’avait pas changé de point de vue, et n’en aurait certainement pas changé si elle ne lui avait dévoilé le pot aux roses. Elle avait eu envie de lui répondre que c’était le but recherché, qu’il soit en colère contre elle. Mais finalement, elle s’était abstenue. Il lui avait souhaité d’être heureuse, de vivre pour elle-même. Puis il avait déposé un baiser sur sa joue qui ressemblait à s’y méprendre à un baiser d’adieu. Son cœur à elle avait fait un salto dans sa poitrine. Et lorsqu’il était retourné à son pick-up ensuite, elle s’était fait violence pour ne pas le rattraper à son tour et n’avait pas esquissé un geste, tentant vainement de refouler les larmes brûlantes qui gonflaient sous ses paupières. Ensuite, elle était rentrée chez elle et s’était effondrée en larmes, Orca contre elle pour la consoler.

Deux jours s’étaient écoulés depuis. Les larmes s’étaient taries mais Tobby était omniprésent dans ses pensées. Elle avait joué l’anguille pour éviter de voir James, prétextant qu’elle était débordée par le travail, et que de toute manière, elle devait négocier avec le garage pour une voiture de prêt, la coccinelle étant pour l’heure hors-service. James commençait à s’impatienter et à ne pas comprendre sa soudaine distance avec lui, ce qui n’avait fait que raviver des tensions lorsqu’ils se parlaient au téléphone. Cependant, il n’y avait pas qu’avec son fiancé qu’elle avait mis des distances. Elle n’avait guère parlé à Alexander non plus, ni à sa mère, et surtout, elle avait soigneusement évité de mentionner Tobby lors de leurs brefs échanges.

Elle sortait de son service à la caserne, Orca sur ses talons, consciente qu’elle s’apprêtait probablement à commettre une énorme bêtise. En effet, elle avait récupéré une voiture de location, et lasse de ruminer les dernières paroles échangées avec Tobby deux jours plus tôt, elle avait pris la décision de se rendre à la demeure de son défunt paternel, sur Moreland, dans l’espoir de le revoir. S’était une folie, un coup de tête. Cette nouvelle rencontre n’apporterait probablement rien de bon en soit, hormis raviver encore les blessures qui lacéraient son cœur déjà meurtri. Mais elle sentait qu’elle devait le faire. C’est ainsi qu’elle se retrouva à se garer devant la maison à l’allure délabrée, derrière le pick-up désormais familier, lui indiquant par la même occasion que Tobby était bel et bien présent.

Elle resta un moment derrière le volant de la voiture, hésitante. Puis, elle inspira profondément et descendit du véhicule, et se dirigea vers la porte d’entrée, le chien à ses côtés. Puis, elle frappa trois coups secs, le cœur battant à tout rompre.

Deux jours s’étaient écoulés depuis sa rencontre avec Jenny. Quand il était rentré chez lui, il avait bien sûr croisé la coccinelle, toujours garée sur le bas-côté, ce qui le replongea aussitôt dans ses pensées. Pensées qu’il avait tenté de chasser tout au long de son chemin, mais il n’y était pas parvenu. Lorsqu'il était rentré chez lui, il n’avait même pas eu la force de se remettre à travailler dans la maison, ni même de manger. Il s’était contenté de s’asseoir sur la terrasse à l’arrière, encombrée, se faisant une place parmi les babioles qui traînaient sur les vieilles chaises en plastique. L’une d’elle était cassée et ne tenait qu’à l’aide de ses trois pieds. Elle rejoindrait certainement le tas qu’il avait commencé à faire pour tout apporter à la déchetterie. Tobby s’était assis, une bière à la main. Cette rencontre avait été difficile, lui avait demandé de l’énergie, parce qu’elle remuait bien des souvenirs qu’il avait préféré enfouir au fond de sa tête. Souvenirs qu’il avait voulu laisser derrière lui, tout comme ses sentiments, mais il n’y était pas parvenu. Ainsi, les deux jours qui avaient suivi n’avaient guère été mieux. Il n’était pas sorti de la maison. Il n’avait même pas eu la tête à sortir boire un verre et à s’occuper l'esprit avec une conquête d’un soir. Torturé par sa rencontre avec Jenny, torturé par ce qu’elle lui renvoyait, par ce qu’elle lui avait dit. Les raisons de leur rupture qui n’étaient finalement pas vraiment celles qu’il croyait. Cela lançait une perspective bien différente. Mais quelle perspective ? De toute façon, ils ne pouvaient pas refaire le passé, et Jenny était désormais fiancée, bien que pas très heureuse.

Il voulait que cette dernière bise déposée sur sa joue soit le signe d’un adieu, pour lui comme pour elle. Il voulait qu’elle signe la fin de ces retrouvailles, tandis que - il l’espérait - dans quelques temps il serait parti de Kanab pour de bon, et cette fois-ci rien ne l’y ramènerait. C’était ironique finalement que celui qui l’avait ramené était en réalité celui qui l’en avait chassé. Évidemment, Tobby avait mal dormi ces deux dernières nuits. Évidemment, Tobby faisait tout pour ne pas penser mais il n’y arrivait pas. Elle l’obsédait, une nouvelle fois. Il avait envie de hurler sa frustration mais dans l’attente, il se contenta seulement de passer celle-ci sur son évier qui fuyait sans la cuisine. Cette maison ne tenait debout que grâce à du rafistolage. Il soupira. Il venait seulement de terminer de réparer la plomberie de la cuisine quand il entendit des coups à la porte. Peu de gens savaient qu’il était de retour en ville, alors il pensa aussitôt à l’un de ses voisins. Il essuya ses mains sur le torchon qui l’accompagnait depuis qu’il s’était mis à l’ouvrage une demi-heure plus tôt et alla ouvrir la porte. Son coeur manqua de s’arrêter quand il découvrit que Jenny se tenait sur le pas de la porte. Aussitôt, il revit ces nombreuses fois durant lesquelles elle s’était présentée à lui. Il revit également cette fois où elle avait anéanti ses projets qui la concernaient. « Jenny ? Tout va bien ? » demanda-t-il aussitôt, surpris de la trouver là. Il baissa le regard sur le chien qui l’accompagnait, et eut un mince sourire. « Viens, ne reste pas là. » dit-il en s’écartant de la porte d’entrée.

La porte s’ouvrit et Tobby apparut, visiblement surpris de la découvrir sur son perron. L’espace d’un instant, Jenny redouta qu’il ne la rembarre. Au vue de son allure, elle l’interrompait en plein bricolage. « J’espère que je ne te dérange pas. » émit-elle, un sourire timide sur les lèvres. Il sourit à son tour en découvrant Orca, et les invita à entrer. Jenny franchit le pas de la porte la gorge nouée d’appréhension, mais soulagée qu’il ne la rejette pas d’emblée. « Et… ça va oui. Merci. » Orca colla sa truffe froide sur sa cuisse, histoire de lui rappeler sa présence. « Oh ! Je… je te présente Orca. Orca, voici Tobby. » Se disant, elle faisait les gestes de présentation, comme si le retriever avait été une personne à part entière. « Orca est un véritable secouriste, c’est mon binôme à la caserne. » commença-t-elle à expliquer, réalisant qu’elle n’avait absolument pas dit à Tobby lors de leur précédente rencontre ce qu’elle faisait dans la vie. « Je… je suis secouriste canin. Je dirige la brigade d’intervention canine de la ville… » Le chien s’approcha de leur hôte, histoire de le renifler de plus près.

Jenny regarda autour d’elle, constatant que la maison où avait grandit Tobby était dans un état pitoyable, proche de la ruine. De toute évidence, son père ne l’avait guère entretenue toutes ces dernières années. « Je… je n’aurais sans doute pas du venir mais… » Son regard se reposa sur Tobby et de nouveau, un trouble familier s’empara d’elle. Non, elle n’aurait pas du venir. Mais cela avait été plus fort qu’elle. « Tu… tu as dit l’autre jour qu’on devrait parler… de… du passé et… » Elle haussa les épaules. « J’ai pas arrêté de repenser à ce qu’on s’est dit… » Elle n’avait surtout pas arrêté de penser à lui. Jour et nuit. Seigneur, dans quelle galère s’était-elle fourrée ? « … j’ai pas arrêté de repenser à… à… à toi, à nous et…. » Elle s’emmêlait les pinceaux et le désastre n’était pas loin. « Excuse-moi, je crois que ce n’était pas une bonne idée… » Elle recula d’un pas et croisa les bras sur sa poitrine. « Tu es en plein bricolage… et… je n’aurais pas dû venir. » Elle secoua la tête en signe d’impuissance, complètement égarée. Qu’était-elle venue chercher au juste en venant chez lui ? Qu’espérait-elle ? Hormis souffrir encore plus ? « Je suis désolée. » Désolée de quoi ? Désolée pour qui ? Pour elle ? Pour lui ? Pour eux ? « Je suis fiancée, je suis sensée me marier, être heureuse, je ne devrais pas être là avec toi, mais être avec James, et pourtant je suis là, et je fuis James depuis deux jours… » C’était bien là le fond du problème. Ce n’était pas avec James qu’elle avait envie d’être. C’était avec Tobby. Tobby qui se tenait là face à elle, certainement dépassé par tout son discours décousu et ses états d’âme. « Je ferais mieux de rentrer chez moi. » finit-elle par lâcher, sans pour autant esquisser un geste.

S’il y avait bien une personne qu’il ne s’attendait pas à trouver sur sa porte, c’était bien l’objet de ses pensées de ces deux derniers jours. Surpris, il s’écartait pour laisser entrer la jeune femme avec son chien. Sans doute devait-elle être surprise de trouver la maison dans cet état. Lui l’avait été une semaine auparavant, lorsqu’il avait récupéré les clefs chez l’avocat. La maison n’avait jamais été un modèle de propreté mais elle n’avait jamais été dans cet état, sans doute parce qu’il avait été là avec sa sœur à l’époque pour entretenir les lieux. Après son départ, il avait continué à ranger et nettoyer, ce qui expliquait sans doute pourquoi il aimait que tout soit rangé et propre chez lui, presque aseptisé. Chaque logement qu’il avait intégré avait été rendu presque plus propre que lorsqu’il l’avait récupéré.

« Non, tu ne me déranges pas. J’étais en train de réparer l’évier de la cuisine qui fuyait. » expliqua-t-il en essuyant ses mains sur son jean, comme si ces dernières étaient encore mouillées. Il fut soulagé sur l’instant quand elle lui indiqua qu’elle allait bien, mais cela n’expliquait toujours pas ce qu’elle faisait là devant lui. Jenny finit par lui présenter son chien, prénommé Orca. Evidemment, Tobby adorait les animaux. Il n’en avait jamais eu chez ses parents mais il avait toujours adoré les observer dans son jardin. Il s’était même lié d’amitié avec le chat des voisins lorsqu’il était enfant et avait été inconsolable quand celui-ci les avait quittés à un âge avancé. « Salut Orca, enchanté. » la salua-t-il, la gratifiant d’une caresse sur la tête. Il releva la tête vers son ex-petite-amie qui expliquait qu’Orca était son binôme, et qu’elle était secouriste canin. Soudain, il fut empreint d’un sentiment de fierté de voir qu’elle exerçait un tel métier. Il était fier d’elle, de ce qu’elle était devenue, mais sans lui. « Je suis content pour toi. » dit-il sincèrement. « Tu as l’air en plus de ça bien accompagnée. » ajouta-t-il en jetant un coup d’oeil à la dénommée Orca.

Et puis, Jenny reprit la parole, bredouillant. Elle semblait en proie à des émotions contradictoires. Tobby resta silencieux, et l’écouta. Elle faisait référence à ce qu’il lui avait dit deux jours auparavant et elle aussi n’avait pas arrêté de penser à ce qu’ils s’étaient dit ce jour-là. Il ne savait pas s’il devait se sentir soulagé mais il sentait qu’il était dans de beaux draps… et puis, contre toute attente, elle fit machine arrière, croisant les bras en un signe défensif, ajoutant qu’elle n’aurait pas dû venir. Tobby tentait de suivre, tandis qu’elle indiquait qu’elle était fiancée, censée se marier et être heureuse, mais qu’elle fuyait son futur mari depuis deux jours et qu’elle se retrouvait là devant lui. Tobby sentit son coeur s’emballer subitement, tandis qu’il pouvait désormais poser un nom sur celui qui avait pris sa place dans le coeur de sa belle. Elle finit par répéter qu’elle ferait mieux de rentrer chez elle. « Attends, Jen » dit-il aussitôt avant qu’elle ne fasse demi-tour. « Je ne suis pas bien sûr de tout comprendre mais viens t’asseoir. » lui proposa-t-il en désignant le canapé et le fauteuil dans un salon enfin débarrassé. Manquait plus qu’à tout nettoyer. « Orca peut aller dans le jardin à l’arrière si besoin, il est clôturé. » précisa-t-il. « Je ne sais pas vraiment ce que tu attends de moi, Jen’… Je ne suis pas là pour t’empêcher d’être heureuse, ni t’empêcher de te marier si c’est ce que tu veux vraiment. » Il soupira. « Et quand j’ai dit que je voulais reparler du passé, de nous, c’était surtout reparler de ce que tu m’as dit dans la voiture. » dit-il simplement.

Tobby essuya ses mains sur son jean, expliquant qu’il était en train de réparer une fuite à son évier. Malgré elle, le regard de Jenny fut attiré par la manière dont le tissu se tendait sur les cuisses de l’homme qui lui faisait face. Au moins il ne la refoulait pas, faisant même volontiers connaissance avec Orca, qui était ravi de son côté de se faire gratter un peu. Lorsqu’il exprima être content pour elle vis-à-vis de sa réussite professionnelle, elle ne put s’empêcher de rougir. « On ne peut pas rêver meilleur coéquipier. » assura-t-elle, faisant référence à son chien. Cependant, elle n’était pas venue pour présenter le retriever, ni pour échanger des banalités. Elle était venue pour… pour quoi au juste ? Pour reparler du passé ? Pour vider son sac et ouvrir son cœur ? Qu’espérait elle au juste de cette nouvelle rencontre ? Face à Tobby, ses émotions débordaient, et elle perdait tout contrôle. Elle bafouillait lamentablement, s’emmêlait les pinceaux dans son discours. Au final, elle lui avait dévoilé bien plus de choses qu’elle ne l’aurait voulu de prime abord. En réalisant cet état de fait, Jen’ songea qu’elle ferait mieux de partir avant de franchir la ligne rouge, ligne dont elle s’approchait dangereusement, un peu plus à chaque mot prononcé.

Toutefois, Tobby ne semblait pas décidé à la laisser partir cette fois-ci, s’empressant de lui demander d’attendre, l’invitant à venir s’asseoir sur le canapé, proposant même de laisser Orca se défouler dans le jardin. Il paraissait totalement désemparé face à ses états d’âmes, expliquant qu’il ne voulait pas l’empêcher d’être heureuse, ni l’empêcher de se marier si c’était ce qu’elle souhaitait vraiment. « Je ne sais plus ce que je veux vraiment … et c’est bien là le problème. » avoua-t-elle avec un geste d’impuissance. En réalité, ce n’était pas tout à fait exact. Elle savait ce qu’elle ne voulait plus, mais elle se voilait la face, de peur de blesser James, probablement. Tobby lui relata ensuite qu’il voulait surtout reparler de ce qu’elle lui avait dit dans la voiture, deux jours plus tôt. « Ah quoi bon ? » Elle le regarda tristement. « Le passé appartient au passé, non ? » C’était ce dont elle essayait de se persuader en tout cas, mais alors qu’il se tenait là, devant elle, si vivant, si… réel, trop réel sans doute, elle avait l’impression que passé et présent s’entremêlaient pour ne faire plus qu’un. Et c’était là qu’était tout le danger de la situation. Parce que, malgré les années passées, rien n’avait changé. Tobby ne resterait pas à Kanab. Sa présence était temporaire. Ephémère. « C’est marrant… près de vingt années se sont écoulées, et pourtant, rien n’a changé. » En vrai, ce n’était pas marrant du tout. C’était même dramatique. Car ils étaient toujours dans la même impasse, avec des chemins différents quoi qu’il advienne. Son regard rivé à celui de Tobby, Jenny sentit son cœur chavirer. Il y avait autre chose qui n’avait pas changé malgré les années écoulées et ce constat la bouleversa : la force des sentiments qu’il éveillait en elle.

Tobby sourit légèrement et approuva d’un signe de tête, quand elle dit qu’on ne pouvait rêver de meilleur équipier. Il voulait bien la croire, persuadé lui-même qu’il n’y avait pas meilleur ami que l’animal. Finalement, ils avaient tous deux fini par exercer un métier en lien avec les animaux. Ces deux êtres abandonnées avaient fini par trouver un amour infaillible ailleurs.

Quand elle tenta de faire demi-tour pour repartir, Tobby savait qu’il n’aurait pas dû chercher à la retenir. Il savait que cela était mieux pour tout le monde, pour elle parce qu’elle était sur le point de se marier, et pour lui qui pourrait repartir de Kanab comme si de rien n’était. Pourtant, il en fut autrement ; celui qui avait cherché à l’éviter en ville depuis son retour se surprenait à la retenir. Il tentait de comprendre ce qui l’avait conduite devant lui, mais il n'y arrivait pas, sans doute parce que lui-même était un peu perdu depuis qu’il était tombé sur elle deux jours plus tôt. Qu’attendait-elle de lui ? Qu’il lui dise de tout annuler ? Qu’il décide à sa place ? Ce n’était pas à lui de prendre une telle décision. Elle semblait pourtant en proie à un véritable combat intérieur. Il tentait de gagner du temps en lui proposant de s’asseoir, peut-être qu’ils pourraient parler de façon plus posée et qu’alors il comprendrait l’objet de sa venue, même si elle se cachait derrière le fait qu’il lui avait indiqué vouloir parler du passé lors de leur dernière entrevue. Le blond avait surtout eu en tête d’éclaircir certains points, parce que toute sa colère et tout son mal-être amoureux reposaient sur cet épisode. Depuis son retour à Kanab, il ne cherchait pas les histoires ; il voulait seulement débarrasser cette ruine, la remettre en état et repartir. C’était tout. Il ne voulait pas s’attacher à qui que ce soit, et il voulait plus que tout mettre la ville derrière lui. Ne plus y remettre les pieds. Son père étant parti, il n’avait plus de raison d’y revenir. Seulement, il n’avait pas prévu dans son programme qu’il tomberait sur Jenny, et qu’il se surprendrait à encore ressentir ces milliers de papillons qui fourmillaient dans son ventre quand son regard croisait le sien, comme avant, comme quand ils étaient adolescents et qu’il ne pouvait pas se passer d’elle. Durant ces deux derniers jours, il avait tenté de comprendre ce qu’il ressentait. Il avait voulu mettre de la distance avec ses pensées, mais la nuit, elle le rattrapait : son visage apparaissait. Voilà désormais qu’elle lui disait ne plus savoir ce qu’elle voulait vraiment, et il sentait au plus profond de lui que cela avait un lien avec le fait qu’ils s’étaient revus. Il n’était pas le meilleur placé pour lui donner des conseils, et elle le savait sans doute, mais le fait était qu’elle se trouvait là devant lui.

Le passé appartient au passé, non ? Cette phrase lui fit plus de mal qu’il ne voulait bien l’admettre et il serra sa mâchoire inconsciemment. C’était elle qui lui avait révélé une perspective bien différente au sujet de leur rupture, et voilà qu’elle lui disait maintenant que le passé appartenait au passé ! Ce fut à son tour de croiser les bras, la jaugeant du regard pour essayer de comprendre où elle voulait en venir, car elle reprit la parole, poursuivant de manière tout aussi énigmatique que depuis qu’elle était arrivée. « Qu’est-ce qui n’a pas changé, Jenny ? » Les sourcils froncés, les bras croisés, il voulait l’entendre le dire : ils n’avaient pas d’avenir tous les deux, ils n’en avaient jamais eu. Dès lors qu’elle avait pris la décision de le repousser, leurs chemins s’étaient séparés. Et aujourd’hui, il en était de même. Il voulait fuir Kanab sans un regard en arrière, quand elle avait une vie ici : son frère et sa mère, un métier qu’elle aimait, et un fiancé.

Qu’est ce qui n’a pas changé, Jenny ?

La question claqua, impitoyable. Tout à sa propre détresse, Jenny avait à peine remarqué la crispation qu’avait généré chez Tobby sa remarque précédente. Que rien n’avait changé. Une simple réflexion qu’elle se faisait plus à elle-même qu’autre chose, mais qu’elle avait émise à voix haute. Un peu déstabilisée par le ton plus sec qu’il venait d’employer, elle lui lança un regard interrogateur. Qu’attendait-il d’elle au juste ? Tobby avait croisé ses bras à son tour, et la toisait sourcils froncés en attente de sa réponse. Jen’ se retrouvait avec la sensation diffuse d’être à un moment charnière de cette conversation. Selon la réponse qu’elle lui apporterait, l’impact sur ce qui s’en suivrait serait inéluctable. « Et bien… » Elle déglutit péniblement, s’humecta les lèvres. Pourtant, il n’y avait pas de bonne ou de mauvaise réponse à apporter à cette question. Uniquement la vérité… Dans le pick-up l’autre jour, elle lui avait avoué qu’elle avait fait en sorte qu’il pense qu’elle ne l’aimait pas suffisamment pour le suivre, afin qu’il puisse quitter la ville sans un regard en arrière. Sa stratégie avait par ailleurs fonctionnée à merveille à l’époque. Mais elle ne refonctionnerait plus aujourd’hui… Mais pour autant, quelle attitude devait-elle adopter maintenant ?

La logique voudrait qu’elle lui expose que dans tous les cas, il quitterait à nouveau la ville, et qu’elle y resterait, encore. Que l’impasse qu’ils avaient rencontrés vingt ans plus tôt était toujours présente. La raison voudrait qu’elle en reste là avec lui, et qu’elle retourne à son existence aux rouages bien huilés, et à son futur mariage avec James. Sauf que son cœur ne l’entendait pas de cette voix et avait bien d’autres aspirations en ce qui les concernaient tous les deux. Elle le dévisagea, brûlant d’envie d’effacer cette ride contrariée qui barrait son front en y passant les doigts dessus. Ou ses lèvres. L’élan qui la poussait vers lui était encore plus puissant qu’avant. Pourtant elle devrait pas… Mais quand elle croisait son regard, se perdait dans ses prunelles, avec pour plus cher désir de sentir ses mains sur elle, de se fondre contre lui et d’oublier tout ce qui les entouraient, ce qu’elle devait ou ne devait pas paraissait soudainement totalement insignifiant.

Pour l’heure, Tobby attendait toujours une réponse de sa part, qui tardait à venir tant la bataille faisait rage en elle. Le fait qu’il pense ne serait-ce que l’espace d’une seconde qu’elle voulait le rejeter à nouveau lui était tout simplement insupportable. Parce que ce n’était pas ce qu’elle voulait au fond d’elle. Alors, qu’est-ce qui n’avait pas changé, au final ? Réalisant qu’elle en oubliait presque de respirer, Jenny aspira une bouffée d’air. « Les sentiments que j’ai pour toi. » C’était un simple murmure, presque inaudible. Les mots étaient sortis tous seuls de ses lèvres, sans qu’elle ne cherche plus à les retenir. Peut être que dans le fond, c’était ces mots là qu’elle était venu lui dire, que c’était pour cela qu’elle était venue ce soir jusqu’à chez lui au lieu de sagement rentrer chez elle.

Il lui avait volontairement posé la question, les bras croisés, l’air sérieux. Il attendait la réponse qui tardait à venir. Ce n’était sans doute pas juste de lui dire cela, mais il y voyait là également une part de vengeance quant à ce qu’elle lui avait fait subir quelques années auparavant. Voilà maintenant qu’elle remuait de nouveau le couteau dans la plaie, lâchant des phrases qui piquent, qui faisaient mal. Il demeura silencieux, voyant dans son regard qu’elle faisait face à une véritable lutte intérieure. Le cœur battant, il n’en démordait pas et attendait. Patiemment, il attendait qu’elle dise ce qu’elle était venue lui dire, lui rappeler que vingt ans auparavant elle avait pris la décision de le repousser. Avait-elle pris de nouveau cette décision, de mettre un point final sur leur relation, sur les sentiments qu’il éprouvait toujours pour elle ? Pourtant depuis qu’il l’avait revue, il s’efforçait à rester à une bonne distance d’elle, à ne pas se faire happer par ce qu’il ressentait. Alors, la meilleure chose à faire était sans doute de quitter la ville, comme il l’avait fait vingt ans auparavant. Elle reprendrait alors le cours de sa vie auprès de son futur mari, et lui, il vaquerait à ses occupations, continuerait de chasser vainement l’image de son premier amour. Il avait réussi pendant quelques années à éviter de penser à elle, mais son retour à Kanab avait de nouveau bouleversé cet équilibre.

Il ouvrit alors la bouche pour parler et briser ce silence devenu trop pesant, s’apprêtant à lui rappeler qu’il partirait bientôt, il l’espérait, et qu’elle pourrait retourner à sa vie bien rangée. Après tout, il n’avait jamais voulu la déranger. Il n’était là que de passage, et parce qu’il y avait été forcé. Après, il ne remettrait plus jamais les pieds ici. Voir Jenny et ne pas pouvoir la toucher malgré les sentiments oppressants qu’il ressentait quand il se trouvait en sa présence ne faisait que confirmer ce besoin presque irrépressible de partir. Ce serait mieux pour tout le monde. Pour lui. Pour elle. Pour James. Et lui, il ne prendrait pas le risque de souffrir une nouvelle fois, qu’elle le repousse à nouveau, consciente de l’impasse dans laquelle ils se trouvaient. Comme vingt ans auparavant. Seulement, il se ravisa quand Jenny reprit la parole. Les sentiments que j’ai pour toi. avait-elle dit dans un murmure à peine perceptible. Ses bras retombèrent machinalement le long de son corps, sans doute sous l’effet de la surprise et de la détresse qui venait de s'emparer de lui. Il n’était donc pas le seul à ressentir cela, et pourtant, il savait que leur relation était vouée à l’échec. Elle l’avait toujours été, et elle l’était encore plus maintenant. Elle avait un fiancé, et si elle ne tenait pas un tant soit peu à ce dernier, elle l’aurait probablement quitté depuis longtemps. Il culpabilisait au fond de n’avoir fait que compliquer les choses. Pourtant, comme poussé par une force inexplicable, sa main se posta sur le bas du dos de la jeune femme l’attirant vers lui, tandis que ses lèvres se plaquèrent sur les siennes. Il éprouva une sensation qu’il n’avait plus éprouvée depuis longtemps. Son cœur s’affolait, tout comme ses pensées qui lui criaient que ce n’était pas une bonne idée. Il avait tellement rêvé de la douceur de ses lèvres, du goût sucré de ces dernières, de ce corps contre le sien. Mais, la culpabilité, et la peur sans doute, s’emparèrent de lui, et il s’écarta. « Tu ferais mieux de partir, Jenny avant qu’on ne fasse quelque chose qu’on regrettera par la suite. » lui conseilla-t-il, mais une lueur de désir s’était allumée dans son regard bleu, et il lui fallut faire un effort considérable pour rétablir une distance convenable entre eux, et se retourner pour se rendre dans la cuisine. Il posa les mains sur le plan de travail, bien à plat. Il était partagé, entre son désir et sa raison, entre la plaquer contre le mur et laisser ses mains parcourir son corps comme elles l’avaient fait tant de fois plus jeune, et la laisser s’en aller. Il prit une profonde inspiration, mais il n’arrivait pas à y voir plus clair. Il fallait qu’elle parte, maintenant. « Ne joue pas avec moi, Jen. » souffla-t-il, ignorant si elle l’avait suivi, ou bien si elle avait suivi son conseil et s’en était allée.

Avait-elle conscience que ces quelques mots murmurés allaient déclencher un véritable cataclysme ? Sans doute oui, quelques part dans son subconscient. Parce qu’elle n’avait plus la force de se battre contre ce qui s’affichait comme une évidence. Parce qu’elle n’avait plus envie de se mentir à elle-même sans doute aussi. C’était une folie, mais une douce folie. Alors, elle les prononça dans un souffle, avec la sensation de se jeter dans le vide. Ce qui se déroula ensuite échappa totalement à son contrôle. A peine avait elle murmuré les mots fatidiques que le changement s’opéra dans l’attitude de Tobby, et l’atmosphère autour d’eux se chargea d’électricité. Les bras de l’homme retombèrent de chaque côté de son corps tandis qu’une expression de surprise se dessinait sur ses traits. Visiblement, il ne s’était pas attendu à ce qu’elle prononce de telles paroles. Elle non plus d’ailleurs. Comme dans un film, il s’approcha d’elle et passa une main dans son dos pour mieux l’attirer à lui, la prenant totalement au dépourvu. Avant même qu’elle ne songe à réagir, ses lèvres s’écrasèrent sur les siennes, à la fois brûlantes et exigeantes. Jenny demeura interdite un bref instant avant que de la lave en fusion ne se déverse dans ses veines, réaction immédiate de la houle de désir qu’il allumait en elle. Sans réfléchir, elle entrouvrit sa bouche afin de mieux accueillir son baiser, sa langue venant à la rencontre de la sienne, retrouvant cette saveur qui lui avait tant manqué. Ses bras se nouèrent derrière sa nuque, planquant sa poitrine contre son torse, sans même qu’elle ne songe une seconde à essayer de le repousser. Son rythme cardiaque était devenu erratique et un gémissement lui échappa…

C’est alors que Tobby mis fin à cette étreinte, s’écartant d’elle, lui laissant une cruelle sensation de vide intérieur et extérieur. Les paroles qu’il prononça étaient en totale contradictoire avec l’étincelle de désir qui brillait dans ses prunelles azur. Il lui laissait une porte de sortie, lui conseillant de partir avant que cela ne dérape encore plus. Jenny le regarda d’un air consterné, le souffle court et les lèvres gonflées par ce baiser passionné qu’ils venaient d’échanger. Quelque part, dans le fin fond de son esprit, une petite voix lui soufflait que c’était lui qui avait raison. Le plus sage serait qu’elle s’en aille, et qu’ils s’en tiennent là. Ce baiser en soi était une erreur – non, une folie, et si il n’avait pas mis un terme à ce dernier, elle aurait été incapable de se stopper. Tobby se retourna alors pour s’éloigner dans la cuisine, comme s’il était trop difficile pour lui de rester près d’elle. La gorge nouée, Jenny demeura immobile un instant. Elle savait que si elle partait maintenant, elle le regretterait certainement toute sa vie restante. Mais si elle restait… alors tout ce qu’elle avait construit jusque là s’en retrouverait irrémédiablement bouleversé. De toute manière, en rendant son baiser à Tobby comme elle l’avait fait, elle avait déjà franchit la ligne rouge…

Alors, elle s’avança lentement en direction de la cuisine avec l’impression que son cœur allait exploser à chaque battement. Tobby était là, les mains posées bien à plat sur le plan de travail, visiblement en train de livrer une pleine bataille avec lui-même, et le ton rauque de sa voix lorsqu’il murmura confirma son intuition. Ne joue pas avec moi, Jen. Il ne regardait pas dans sa direction mais semblait avoir tout de même deviné sa présence. L’intéressée pris une profonde inspiration avant de s’approcher de lui. Elle s’immobilisa dans son dos. « C’est tout sauf un jeu. » souffla-t-elle à son tour avant de poser une main sur son bras pour l’inciter à lui faire face.

Tobby avait dû puiser au fond de lui pour trouver la force de la repousser. Ses bras qui entouraient sa nuque, son corps plaqué contre le sien, et ce gémissement qui venait de lui échapper... Tobby sentait que ses muscles se tendaient, et s’il n’y mettait pas fin tout de suite, il ne pourrait s’arrêter. Il ne savait pas ce que Jenny attendait de lui après lui avoir déclaré qu’elle avait toujours des sentiments pour lui. C’était inespéré après tant d’années et cela avait signé sa fin, et il ne put que s’incliner. Pourtant, il s’écarta et trouva refuge dans la cuisine, tourné vers le plan de travail, les mains à plat sur le meuble froid, comme si le peu de fraîcheur qu’il y récupérerait permettrait à son corps de retrouver son état normal. Ses pensées se bousculaient, sa respiration était toujours aussi rapide, saccadée. Difficile désormais de mettre de côté ces images, son corps contre le sien, ses lèvres qui appelaient les siennes. Seulement, son cœur criait à cette sirène de ne pas jouer avec lui. Pas après toutes ces années, pas quand il essayait de mettre son passé derrière lui et qu’il constatait avec honte qu’il n’était toujours pas passé à autre chose, même vingt ans après. Il lui avait laissé la possibilité de faire machine arrière. Certes, il en aurait le cœur abîmé, une fois de plus, mais il préférait cela à l’espoir et à la déception qui s’en suivraient, parce que c’était ce qui allait se passer : elle finirait par rouvrir les yeux, cogiter, et s’en aller. Elle avait une toute autre vie qui l’attendait, et lui, il appartenait au passé. Que cherchait-elle réellement ? Il se demandait si elle n’était pas là que pour se prouver quelque chose, ou bien si elle était comme lui, coincée à une époque de laquelle ils n’arrivaient pas à se défaire malgré tous leurs efforts.

Le blond ferma les yeux quand il sentit sa présence dans son dos, qui lui soufflait que c’était tout sauf un jeu. De nouveau, la tension reprit possession de son corps, tandis qu’il tentait vainement de décider. Sa main, posée sur son bras, ne l’y aidait pas et il se sentit faible tout à coup, comme il l’avait toujours été face à elle. Tobby se retourna lentement pour lui faire face. Sa main trouva son chemin sur la joue de la jeune femme qu’il caressa tendrement. Un geste qu’il pensait ne plus jamais pouvoir faire en dehors de ses souvenirs. La douceur de sa peau sous la sienne lui rappela qu’elle était bien réelle, bien en face de lui, et que c’étaient ces mêmes lèvres qu’il avait senties sous les siennes. Il se pencha une nouvelle fois vers elle, l’embrassant avec moins d’impulsion que précédemment, mais son corps appelait toujours le sien, tandis que son autre main se posait sur sa hanche. Elle pouvait sans aucun doute sentir la passion dévorante qu’il éprouvait pour elle, tandis qu’il faisait un effort surhumain pour ne pas arracher ses vêtements là dans cette cuisine. Ses lèvres glissèrent peu à peu sur son cou, le parsemant de baisers légers, tel un souffle caressant doucement sa peau. Il se fichait bien désormais de savoir si c’était un jeu ; ce qu’il voulait en cet instant : la posséder toute entière, sentir leurs deux corps en harmonie une nouvelle fois.

Jenny avait eu beau construire sa vie à Kanab, une partie de son cœur était partie avec Tobby, lorsque ce dernier avait quitté la ville. Elle s’était efforcée de se persuader que c’était la bonne décision qu’elle avait pris, et qu’elle devait aller de l’avant, que le temps effacerait la douleur qui l’avait terrassée après leur rupture… sauf qu’il n’en avait rien été. Elle ne l’avait jamais vraiment oublié, le souvenir de son premier amour avait continué de la hanter malgré les années qui s’écoulaient. C’était comme s’il l’avait marquée au fer rouge. Mais elle avait tenu bon, s’était forgée une carrière, auprès des siens. Même Alexander n’avait jamais eu vraiment notion de ce vide qu’elle n’était jamais parvenue à combler totalement. La jeune femme s’était longtemps persuadée que c’était normal. Un premier amour ne s’oubliait jamais après tout ? Certes, elle n’avait jamais recherché à retrouver une relation durable avec un autre homme… elle était probablement trop difficile dans ses critères… et puis, vu la manière dont leur père avait abandonné leur mère, cela ne donnait pas envie de s’engager. Sa rencontre avec James avait quelque peu changé la donne… elle a cru même pouvoir enfin tourner la page définitivement. Pourtant, les vieux réflexes avaient la vie dure, et ils ressurgirent dès que leur relation pris un tournant beaucoup plus sérieux et officiel. Il avait fallu qu’elle revoit Tobby une fois pour prendre conscience qu’en réalité elle s’était surtout  menti à elle-même toutes ces années durant…  

Quand elle s’était présentée chez lui ce soir, elle ne savait guère à quoi s’attendre exactement. Ni même ce qu’elle était venue chercher au juste. Elle avait agit sur coup de tête, une impulsion. Tobby lui avait dit qu’il voulait qu’ils parlent certes, mais n’avait pas cherché à la revoir durant ces deux derniers jours écoulés depuis leur rencontre fortuite. Peut-être préférait-il tirer un trait définitif sur le passé de son côté ? Ce ne fut que lorsqu’il vint l’embrasser avec fougue qu’elle eut confirmation que lui aussi éprouvait toujours des sentiments pour elle. Et alors, elle sut qu’elle était définitivement perdue. Parce qu’il n’y avait que Tobby pour éveiller en elle un tel raz de marée émotionnel.

C’est pourquoi elle ne put se résoudre à partir lorsqu’il le lui demanda, après avoir mis fin à leur étreinte. Pourtant, d’une certaine manière, il avait raison. Il étaient sur le point de franchir la ligne rouge, le point de non-retour, qui compliqueraient fortement leurs existences respectives. Il ne voulait pas qu’elle joue avec lui. Mais cela n’avait rien d’un jeu pour elle. Loin de là. En l’embrassant juste avant, il avait réveillé en elle des sensations qu’elle avait cru mortes depuis longtemps. C’était si elle partait maintenant qu’elle regretterait sa décision. Pas si elle restait. Alors elle revint vers lui, posa sa main sur son bras. Elle pouvait sentir sous sa paume la tension qui raidissait ses muscles. Elle redouta l’espace d’un instant qu’il ne lui demande de nouveau de partir. Mais il n’en fit rien. Finalement, il se tourna vers elle, lentement, avant de venir laisser courir sa main sur son visage. Sous la douce caresse, Jenny ferma les yeux, envahie par un flot de sensations. Puis, ses lèvres se posèrent sur les siennes, dans un baiser plus doux que le précédent, mais non moins lascif. L’autre main de Tobby vint trouver sa hanche et un frisson lui parcouru l’échine tandis qu’elle plaquait ses mains contre torse, avide de sentir son cœur battre sous celles-ci. Elle était définitivement et irrémédiablement perdue, prête à s’offrir et céder à la passion, corps et âme, et ses jambes manquèrent de se dérober sous elle lorsqu'il vint picorer  son cou de baisers. « Si tu savais le nombre de fois où j’ai rêvé ce moment… » souffla-t-elle contre ses lèvres avec l’ébauche d’un sourire. Lentement elle remonta ses mains vers son visage, effleurant sa mâchoire, en savourant la rugosité, avant de venir emmêler ses doigts dans ses cheveux en bataille, geste qu’elle mourait d’envie de faire depuis l’autre jour.

Il n’avait pas envie de la repousser mais il le fallait. Il ne voulait pas être celui qui ficherait sa vie en l’air, pas quand elle construisait quelque chose avec un autre. Pourtant, l’espace de quelques secondes, il s’était figé de surprise, car elle venait de prononcer des mots qu'il ne croyait plus possible. Il pensait que leur histoire était terminée depuis longtemps, et ce même s’il avait eu le cœur brisé durant de longues années et que son visage souriant peuplait encore régulièrement ses nuits. Revenir à Kanab était sans doute une erreur, et être là avec Jenny en était sans doute une autre. Pourtant son corps n’attendait que cela, pouvoir lui crier l’amour qu’il éprouvait pour elle et qu’il contenait depuis plusieurs années. Seulement, il lui laissait une chance de s’en aller, de ne pas tout gâcher et de préserver ce qu’elle était en train de construire avec James. Et puis, c’était aussi une manière pour lui de se préserver, de ne pas espérer, alors qu'il venait tout juste d’entendre ce qu’il avait toujours rêvé d’entendre depuis vingt ans.

Il s’était retiré dans la cuisine, le dos tourné, bien décidé à reprendre ses esprits. Dans une supplication presque, il lui demandait de ne pas jouer avec lui, pas avec son coeur déjà bien ébréché, et dont les morceaux se remettaient à battre à un rythme effréné. Il ne savait que penser du fait qu’elle se tenait là derrière lui, la main sur son bras. C’est une mauvaise idée, lui criait une nouvelle fois sa tête quand son coeur finalement prit le dessus, le menant à se retourner et à déposer ses lèvres sur les siennes avant de rejoindre son cou. Qu’il soit damné, pensait-il, elle était là avec lui, et il aurait tout le loisir de penser par la suite. Peut-être que c’était ce qu’il fallait pour finalement mettre un point d’honneur à leur histoire et que cela sonnerait le glas de leur relation… car après tout, ce n’était pas ce qu’il avait prévu, tout comme ce n'était pas non plus ce qu’elle avait sans doute envisagé pour elle. Il ferma les yeux quand elle posa ses mains sur son torse. Elle pouvait sans doute ressentir les palpitations de son coeur qui soulevait sa poitrine rapidement sous l’effet du désir qu’elle réveillait en lui. Tous ses sens s’alarmaient, comme ils ne l’avaient plus fait depuis bien longtemps. Il se délectait de sentir ses mains sur son visage, qu’il embrassa au passage, avant qu’elles ne se perdent dans sa tignasse blonde. Tobby sourit à ses mots, les lèvres tremblantes. Lui aussi avait tant rêvé de ce moment. Il captura ses lèvres une nouvelle fois avec ardeur, sa main glissa vers la sienne tandis qu’il la menait vers l’escalier. Là, il la souleva, attendant qu’elle l’entoure de ses jambes pour la mener à l’étage, ses lèvres ne quittant que peu les siennes, comme si sa vie dépendait de ces baisers, comme si tout pouvait s’arrêter s’il avait le malheur de la laisser filer. Arrivé en haut de l’escalier, le blond poussa la porte de sa chambre, chambre qu’elle connaissait par coeur à l’époque car ils y avaient passé de longs moments, parfois seulement allongés sur le lit à discuter et à refaire le monde, parfois en s’endormant dans les bras de l’autre tendrement. Cette chambre qui malgré tout était différente, car il avait enlevé tous les posters de l’époque et tout ce qui le ramenait à cette enfance qui n’avait pas été joyeuse.

Tobby la déposa alors délicatement sur le lit, se postant au-dessus d’elle, son nez contre le sien. « Je te veux, Jen. » murmura-t-il d’une voix suave, « mais c’est ce que tu veux ? » Il voulait être sûr qu’ils voulaient tous deux la même chose en cet instant. Si elle se ravisait, alors il s’inclinerait.

Le monde aurait pu s’écrouler autour d’eux que Jenny ne s’en serait sans doute pas aperçue. Seul comptait les sensations qu’elle éprouvait entre les bras de Tobby. Alors, passé et présent s’entremêlèrent tandis qu’il l’entrainait vers les escaliers, ses lèvres scellées aux siennes, avant de la soulever pour l’emmener à l’étage. Pas besoin de paroles, Jenny devinait sans peine ce qu’il avait à l’esprit, et spontanément, comme elle avait pu le faire de multiples fois dans le passé, elle noua ses jambes autour de ses hanches, s’agrippant à lui comme elle le ferait à une bouée de sauvetage, comme si c’était vital pour elle. Elle ne sut par quel miracle ils parvinrent à l’étage sans trébucher ou tomber, ne réalisant qu’ils était arrivés à bon port que lorsqu’elle sentit le contact du matelas dans son dos quand Tobby la déposa sur son lit, sans pour autant la lâcher.

Je te veux, Jen.

Ces simples mots firent bondir le cœur de la jeune femme dans sa poitrine. Etait-ce ce qu’elle, elle voulait ? Tobby lui laissait encore une porte de sortie, si elle le souhaitait et elle ne pouvait que lui en être gréée de cette attention. Cependant, elle n’avait aucunement l’intention d’arrêter maintenant. Sans doute aurait-ce été ce qu’il y avait de plus raisonnable à faire, mais elle en était tout bonnement incapable. « Toi. Je te veux toi. » parvint-elle à articuler, haletante, avant de venir réclamer les lèvres de son amant à nouveau. Plus tard, elle s’inquiéterait des conséquences de leurs actes, de ce qu’elle devrait dire à James, à ses proches… pour l’heure, seul comptait Tobby. Elle glissa ses mains dans son dos pour mieux l’attirer sur elle, s’arc-boutant sous lui, venant chercher à remonter son t-shirt pour mieux le lui ôter, impatiente de sentir sa peau contre la sienne, ivre de désir. C’était comme si un véritable brasier s’était allumé en elle et que seul Tobby pouvait venir en apaiser le feu qui la dévorait. Elle s’émerveillait de sentir ses muscles se contracter sous ses doigts agiles, plaquant ses hanches contre les siennes pour mieux sentir la force de son désir pour elle. Elle redécouvrait avec une flamme nouvelle ce corps qu’elle avait pu déjà explorer à maintes reprises dans le passé, ondulant sous lui, se tortillant pour mieux se libérer des entraves que représentaient ses vêtements, toute à son impatience de sentir ses mains et ses lèvres sur sa peau, et de pouvoir le mettre au supplice lui aussi. Elle le voulait sur elle, en elle, à tel point que cela en était devenu presque douloureux. Tout le reste autour n’existait plus, tandis qu’elle redécouvrait avec lui des sensations qui étaient à la fois tout autant familières que nouvelles.

Tobby s’assura que c’était bien ce qu’elle voulait, parce que si une chose était claire dans son esprit - et une seule seulement en cet instant - c’était qu’il la voulait toute entière, sentir sa peau contre la sienne, ses lèvres contre les siennes. Mais elle, qu’est-ce qu’elle voulait ? Avait-elle été rattrapée par sa raison ? L’espace de quelques secondes, il eut l’impression que le temps s’était figé, comme si la suite dépendait de ce qu’elle allait répondre (ce qui était le cas). Une vague de soulagement le submergea quand elle affirma que c’était lui qu’elle voulait. Ses lèvres retrouvèrent bien vite les siennes, comme si elles ne s’étaient jamais quittées. Une part de lui se demandait ce qui allait s’en suivre. Repartiraient-ils chacun de leur côté, reprenant le cours de leur vie comme si de rien n’était ou y aurait-il une suite ? Choisirait-elle de tout avouer à son fiancé ou bien de préserver cette relation, et de finir par l’épouser ? Quant à lui, il savait qu’il finirait tôt ou tard par partir de la ville, alors saurait-elle le retenir, et surtout, accepterait-il de s’établir dans cette ville qu’il avait toujours associée à son père et aux malheurs que sa famille avait traversés… Il ne savait pas s’il en avait la force, car cela voudrait dire d’accepter cette part de son histoire qu’il n’avait fait que fuir année après année, mettant de la distance avec les quelques souvenirs bien qu’heureux parfois qu’il avait eus. Néanmoins, après sa rupture avec Jenny, il ne lui restait plus grand chose d’heureux ici, finalement.

Il y a près de vingt ans, Jenny était parvenue à mettre ses sentiments de côté afin de laisser partir vers d’autres horizons Tobby, loin de cette ville et surtout de ce père, qui était tant toxique pour le jeune homme qu’il était. Si elle-même n’avait pas vécu l’abandon de son père, laissant sa mère complètement désœuvrée et désespérée avec deux enfants sur les bras, sans doute l’aurait-elle suivi à l’époque… mais ne pouvant se résoudre à faire pareil que son géniteur, elle s’était sacrifiée pour laisser Tobby mener la vie qu’il méritait. Sans elle. Mais alors qu’elle se retrouvait de nouveau entre ses bras en cet instant présent, la perspective de devoir se résoudre à le laisser à partir à nouveau, lui fut tout bonnement insupportable. Sans doute si elle n’avait cédé à cette alchimie entre eux, elle aurait pu. Mais désormais, comment le pourrait-elle ? … Cependant les baisers et caresses de Tobby la détournèrent bien vite de ses sombres pensées, l’amenant sur un terrain beaucoup plus voluptueux. Plus tard, il serait temps de songer à l’avenir, à James, à ce que Tobby déciderait de son côté également…