First impressions ▼ Kerry

Alice croit sincèrement aux secondes chances. C’est l’une des raisons pourquoi elle excelle dans son métier. Accompagner des hommes qui ont vécu l’enfer de la prison vers leur rédemption est un métier qu’elle adore. Parce qu’elle a l’impression de vraiment pouvoir faire une différence dans leurs vies. Il arrive parfois que certains d’eux retombent dans leurs vieilles habitudes et qu’ils retournent derrière les barreaux. Mais, parfois, elle réussit vraiment à les accompagner alors qu’ils retournent sur le droit chemin. Et chaque réussite rend la jeune femme profondément fière et heureuse.

On lui a récemment assigné de nouveaux dossiers, notamment celui de Kerry Carter, son prochain rendez-vous. Elle a déjà lu son dossier, mais elle révise ses notes en prévision de sa rencontre. Fonds illicites, fraudes, arnaques. Ordonnance d’éloignement auprès de son ex-femme et ses filles. Le cœur d’Alice se compresse dans sa poitrine, il s’agit-là d’un sujet sensible pour elle. Mais elle ne peut se permettre de juger les hommes qu’elle accompagne, ainsi elle refoule ses propres traumatismes au fond de ses pensées, et se compose un visage affable lorsqu’on toque à sa porte.

Lorsqu’elle ouvre enfin et qu’elle le voit, elle sursaute légèrement. C’est que jamais elle n’a vu un si bel homme de toute sa vie. Elle bat des paupières à quelques reprises, puis esquisse un sourire poli, déglutissant avec difficulté. « Bonjour monsieur Carter. Vous pouvez vous asseoir. », arrive-t-elle à articuler en faisant un signe de la main vers la chaise qui lui est réservée. Elle-même fait le tour de son petit bureau et s’assoit face à lui. « Je m’appelle Alice Watson, je suis votre nouvelle agente de probation. » En parlant, elle observe ce dossier face à elle – tout plutôt que de lever le regard vers lui. Il est impossible qu’elle l’ait bien vu, qu’il soit aussi charmant qu’elle le pense. « Mon prédécesseur a indiqué que vous étiez en recherche d’emploi. Est-ce toujours le cas? » Elle lève enfin la tête pour regarder son interlocuteur. Merde.

Quelques semaines se sont écoulés depuis qu'il a posé le pied à Kanab. D'ailleurs, il n'a toujours pas cherché à croiser C.J. ce qui convient d'un miracle. Il aurait tant voulu la retrouver, ainsi que ses deux petites filles. Chaque chose en son temps, Kerry. C'est ce qu'il se répète tous les jours. Seize années se sont écoulés, il peut bien attendre encore quelques jours, semaines ou mois. Elle s'est éloignée, elle a fuit, elle a contribué à sa chute, sans doute. Depuis, Kerry ne cesse d'espérer avoir une réelle conversation avec son ex femme. Il ne cesse d'espérer de découvrir ce que sont devenues ces deux chères enfants. Hélas, il a conscience qu'elles doivent le haïr pour son absence. D'ailleurs, elles étaient petites. Est-ce qu'elles savent seulement qu'il existe encore ? Qu'il vit ? Qu'il n'est pas mort ? En général, les femmes célibataire trouvent toujours une excuse plausible, alors...

Alors, Kerry attendra.
Il se rend aujourd'hui à son rendez vous quotidien. Un agent de probation qu'il doit voir quotidiennement, voir une fois par semaine, histoire de voir si il ne replonge pas dans ses conneries de jeunesse. Kerry en a ras le bol de se rendre à ces rendez-vous, surtout pour répéter la même chose et écouter les recommandations et conseils inutiles de cet homme qu'il voit depuis... Six mois déjà ?

Ceci dit, il y a une nouveauté aujourd'hui.
Kerry s'est vu assigné un nouvel agent, dû à son déménagement surprise à Kanab. Il n'espérait pas moins qu'ils ne le lâchent pas d'une semelle, ça aurait été trop beau.

Cela fait bien une année qu'il est libre, mais il a toujours l'impression d'être enchaîné par le gouvernement et la justice. Il a des comptes à rendre. Il se doit être indéniablement droit, docile, et ne surtout pas flancher vers une mauvaise conduite.

Un soupir s'échappe d'entre ses lèvres quand la porte en face de lui s'ouvre. Son regard se pose sur une jeune femme qui se présente. Une jolie demoiselle, cela est indéniable ! Elle arbore un magnifique sourire, et une paire d'yeux magnifiques. Il y plongerait sans problème si il cherchait un temps soit peu de contact intime. Cela fait si longtemps, ça aussi...

Il grommelle en guise de bonjour et s'assoit sur la chaise face au bureau de la jeune femme.

Vous devriez savoir que j'ai trouvé un emploi de mécanicien, dans un garage sur Moreland. Ce n'est pas noté dans les petites lignes de Brown ?

Brown, c'était l'ancien agent de probation qui lui prenait la tête pour tout et rien. Il n'avait pas trop aimé l'idée de déménagement de Kerry, et encore moins, cette lubie de reprendre un métier manuel, comme la mécanique voiture. Ceci dit, Kerry est doué en mécanique depuis toujours. Il a hérité des gênes de son père qui adorait s'occuper de vieilles bagnoles pendant l'enfance de Kerry. D'ailleurs, il l'aidait, à l'époque. Une sacrée belle époque, face à ce présent merdique.

Ca fait longtemps que vous faites ça ?

Il change de sujet, pour tourner son attention sur la présence de Alice Watson ici. Elle est agent de probation depuis longtemps ? Et si Kerry s'amusait à la déstabiliser, c'était mal ?

Elle ne peut se retenir de pincer les lèvres lorsqu’il lui répond d’un ton un peu brusque qu’il a trouvé un emploi. Non, Brown ne l’avait pas noté dans le dossier. Et ça l’emmerde. Ça fait déjà plusieurs hommes qu’elle rencontre, et elle ne cesse de déceler des erreurs dans la paperasse. Peut-être que l’agent a été remercié de ses services pour cette raison exacte. Elle aurait toutefois aimé qu’on la prévienne pour éviter qu’elle ait l’air d’une parfaite incompétente. Elle transforme son petit air pincé en un sourire de circonstance, et pose de nouveau son regard sur Kerry. « Navrée, nous avons eu des problèmes informatiques. Certaines notes n’ont pas été enregistrées. » Un pur mensonge, mais elle préfère inventer une excuse plutôt que d’admettre que l’ancien responsable de ses dossiers était un bon à rien. On ne pourra jamais dire qu’elle ne fait pas preuve d’un professionnalisme exemplaire.

« Plusieurs années, oui. Mais je viens d’être transférée ici. » En parlant, elle écrit sur son clavier les informations données par Kerry au sujet de son emploi. « Mais nous ne sommes ici pour parler de moi. », dit-elle, sourire aux lèvres. « Quel est le nom de votre employeur? Je devrai le contacter à chaque trimestre pour faire un suivi. » Elle parle d’une voix douce, espérant qu’il ne verra pas là un signe d’intrusion ou de supervision exagérée. C’est évidemment son travail d’assurer un tel suivi, de s’assurer que ses probationnaires sont sincères dans leurs démarches de réhabilitation.

« Pourriez-vous me confirmer que les détails indiqués ici sont toujours les bons? » Elle lui tend une feuille imprimée où se trouvent plusieurs informations à son sujet – adresse, état civil, date de naissance, et plusieurs autres détails du même genre. « J’aimerais toutefois en apprendre davantage sur vous. En dehors de ces informations administratives, j’entends. Comment vous sentez-vous, maintenant que vous avez retrouvé votre liberté? Vous avez passé seize ans en pénitencier. Y a-t’il des éléments de votre quotidien qui vous perturbent en particulier? Mon rôle est évidemment de m’assurer que votre réhabilitation se déroule bien du point de vue de la société, mais pas seulement ça. Je veux m’assurer qu’il se passe bien de votre côté à vous également. »

L'excuse du problème informatique. Mon dieu, elle a osé. Un petit rictus se dessine sur les lèvres de Kerry, tandis qu'il observe attentivement la demoiselle. Elle n'est pas Alice aux pays des merveilles, mais plutôt, Alice aux pays des emmerdes. A cette pensée, Kerry tente de retenir son rire rauque. D'ailleurs, ses yeux ne peuvent pas s'empêcher de croiser ceux de la jeune femme. Ils sont hypnotisants...

L'informatique il a bon dos en général.

Oui, Kerry Carter se devait de jouer l'abruti de service en prononçant ces quelques mots. Il reporte son attention sur le dossier portant son nom, un petit rictus sur les lèvres.

Mr Ramsay, son garage est sur Moreland. Vous allez aussi lui faire une petite visite pour vérifier mon contrat ?

Paf, une petite pique de plus pour la demoiselle. Est-ce que c'était nécessaire, Kerry ? Rictus toujours brillant sur ses lèvres, son regard transperce celui de la demoiselle, comme... un défi. Elle lui tend un document pour qu'il vérifie les informations de son propre dossier. Kerry attrape la feuille et jette un oeil.

Divorcé. Je ne suis plus marié depuis trop longtemps maintenant, c'est quand même dingue que Brown n'a pas été foutu de mettre à jour tout ça. Ah et les prénoms de mes filles sont mal orthographiés.

Il repose le document en grommelant.

Vous avez besoin d'entendre que des choses bienveillantes, j'imagine ? Je vais bien, je suis heureux, je revis ma vie tranquillement. Non, je ne souhaite pas revoir mes enfants. Non, je n'ai pas cherché à trouver mon ex femme. Non, je n'ai pas envie de boire un verre tous les soirs pour noyer mon chagrin.

Il soupire.

Cette technique marche vraiment avec les taulards comme moi ?

Elle voit bien qu’il n’est pas dupe, mais elle ne changera pas sa façon de travailler pour autant. De toute façon, dès aujourd’hui, elle reprendra ce dossier en main d’une façon exemplaire et bientôt ce genre d’erreur sera chose du passé. La jeune femme doit néanmoins se mordre l’intérieur de la joue pour ne pas pouffer de rire lorsque Kerry joue l’abruti. Elle lui lance un regard appuyé, qui lui demande de ne pas insister. « Pourquoi, est-ce que j’ai des raisons de croire que je devrais aller le rencontrer pour m’assurer que vous êtes bien son employé? » Elle aussi peut jouer à son petit jeu et le piquer. « Pour l’instant, je peux voir qu’un salaire est régulièrement versé dans votre compte bancaire, et ça me suffit. Mais je n’hésiterai pas à rendre visite à monsieur Ramsay au besoin. »

Elle prend quelques notes lorsqu’il révise les informations sur la feuille qu’elle lui a tendu, et rectifie le tout. « Je suis vraiment navrée pour ce manque de professionnalisme. Soyez assuré que ce n’est pas à l’image de mon travail habituel. » C’est précisément pourquoi elle déteste reprendre des dossiers entamé par d’autres collègues. Si certains travaillent avec le même souci du détail qu’elle, d’autres semblent carrément se foutre de la qualité de leur boulot.

Elle émet un petit soupir lorsqu’il se lance dans son discours, lui demandant ensuite si ce genre de technique fonctionne à tout coup. Décidément, cet ancien prisonnier préfère la confrontation à la discussion franche, mais Alice en a l’habitude. Elle hausse les épaules et croise les jambes, s’installant un peu plus confortablement sur sa chaise. « Je n’ai pas besoin d’entendre des choses bienveillantes, j’ai surtout besoin d’entendre la vérité. Malgré la pointe de sarcasme, si ce que vous me dites est vrai, vous semblez être sur la bonne voie. Vous pensez sans doute que je ne suis là que pour vous surveiller et vous mettre des bâtons dans les roues. Une part est sans doute vraie – je dois effectivement m’assurer que votre probation se déroule bien, et que vous ne serez un danger ni pour la société, ni pour vous-mêmes. Mais mon rôle est également de vous aider à retrouver votre place dans cette société. En seize ans, la société a évolué, les choses ont changées. Est-ce que vous croyez être capable d’accepter ce soutien? »

Le regard froid de Kerry sonde la jeune femme. Il n'aime pas le ton qu'elle emploie. Ceci dit, il n'aime jamais le ton que les gens emploient à son encontre. Il a toujours l'impression qu'il est plein de reproche, plein d'amertume. Oui, parfois, Kerry Carter se monte le bourrichon tout seul. Assis face à elle, il continue à scruter les alentours du bureau, pour finir par poser son regard sur elle. Cette très jolie femme.

Faites ce que vous voulez avec Mr. Ramsay. Mais il déteste être déranger. C'est quasiment moi qui fait tourner la boutique. 'Fin, le garage quoi, vous m'avez compris.

Si il y a bien quelque chose que Kerry peut affirmer, c'est qu'il aime ce job. Il aimerait juste éviter de le perdre. Il a pris du temps à trouver, à se motiver à venir vivre à Kanab. Il a un but précis oui, mais pourquoi le divulguer à cette inconnue d'agent de probation ?

Qu'on en finisse. Je vous écoute. Qu'est-ce que vous pourriez me conseiller, en seize années de changement dans cette société de merde ?

Le ton de Kerry est encore froid, distant. Il ne cherche pas à expier ses péchés, au contraire, il cherche la faille pour rendre folle la jeune femme à ses côtés. En réalité, il aimerait quitter rapidement le bureau, mais il sait qu'elle ne le lâchera pas. L'autre d'avant était pareil.

Je me fais très bien à cette nouvelle vie, ne vous inquiétez donc pas. Je suis ici pour me refaire une vie normale et heureuse. Ca vous convient ?

Pourtant, il ne sera jamais heureux, Kerry.
Plus jamais.