life happens, coffee helps (ft. C.J.)

Une semaine qu’il était revenu seulement. Deux semaines que son père les avait quittés. Ce qu’il ressentait ? Il n’en savait trop rien. Il se sentait comme…indifférent, quoique l’humidité au coin de ses yeux à l’annonce du décès le trahissait. Il voulait tellement se convaincre qu’il était mieux sans lui, qu’une page se clôturait définitivement.
Une semaine à se demander ce qu’il allait faire de cette maison qui tenait encore miraculeusement. Tout était à changer : la plomberie avait besoin d’un sérieux coup de neuf, et les peintures qui s’écaillaient avaient également besoin d’être remises au goût du jour. Un chantier l’attendait, mais ne serait-ce pas plus facile de seulement tout débarrasser et de la mettre en vente ? Devant l’ampleur de la chose, il croisa les bras de longues minutes, ses yeux se perdant dans les amas d’objets poussiéreux qui jonchaient le sol, sans compter ce qui traînait à l’extérieur dans le jardin. Il ne savait même pas par où commencer. Il avait au moins toujours sa chambre, qui n’avait pas bougé. Cela lui avait d’ailleurs fait un pincement au coeur en découvrant que c’était la seule pièce de la maison qui semblait comme sanctuarisée, préservée de toute intrusion. La chambre de sa soeur, quant à elle, était sens dessus dessous, comme si un raz de marée s’était emparé des lieux.

Alors Tobby sortit de la maison, soudainement angoissé, oppressé. Depuis une semaine, il lui était difficile d’avancer. Il trouva refuge dans le centre-ville dans lequel il n’avait pas remis les pieds depuis presque vingt ans. Les lieux avaient changé, s’étaient embellis, ou bien était-ce son regard d’adulte qui avait changé sur ce centre-ville qu’il trouvait bien terne à l’époque. Tobby se dirigea alors vers un café non loin où il se posa, la tête pleine. Il devait s’atteler à nettoyer et ranger pour vendre cette maison et quitter Kanab au plus vite. Il n’y avait rien qui le retenait ici. Plus rien. Plus d’amis. Il avait coupé les ponts avec presque tout le monde quand il était parti. Il avait fait comme sa mère et sa sœur avant lui : effacer Kanab de sa vie. Et puis, il ne voulait pas prendre le risque de croiser son ex-petite-amie, celle qui lui avait volé son coeur à jamais. Néanmoins, cela ne l’empêchait pas de s’amuser un peu, de penser à autre chose, comme à cette jeune femme de vingt-cinq ans environ qu’il avait croisée dans un bar de la ville deux jours auparavant et qui venait d’entrer. Ils avaient bien sympathisé et probablement qu’ils auraient fini ensemble si le téléphone de cette dernière ne s’était pas mis à sonner, la forçant à l’abandonner. D’ailleurs elle le remarqua bien vite, et lui rendit son sourire, la tête légèrement penchée.

C.J avait enchainé les rendez-vous à la clinique sans se préoccuper des heures qui défilaient. Travailler lui permettait de penser à autre chose qu’aux lettres anonymes qu’elle recevait depuis quelques semaines. Sans doute un plaisantin, de mauvais goût certes, qui s’amusait à lui faire peur. Il se lasserait tout seul. Elle venait de finir de s’occuper d’un caniche irascible quand sa fille Ashley vint la chercher dans la salle d’examen. « C’était ton dernier patient, m’man. Il est temps de retirer ta blouse et de venir prendre l’air, tu crois pas ? » C.J redressa le nez de son ordinateur, où elle notait ses dernières transmissions dans le dossier du chien, pour regarder sa fille par-dessus ses lunettes avant de les retirer en se frottant l’arête du nez d’un air las. « Deux petites minutes et j’arrive. Promis. » Ashley réprima un soupir. « Okay. Je t’emmène boire un verre après, ça te va ? » C.J opina du chef distraitement en guise d’assentiment. « Hin hin. »

« Tu as vu ta sœur récemment ? » Alors qu’elles arrivaient à hauteur du bar choisi par son aînée, mère et fille devisaient tranquillement. Polly, la fille cadette de C.J, était étudiante et en stage à l’hôpital, ce qui lui prenait pas mal de temps. « Oui ! Quand elle est pas à l’hôpital elle est le nez dans ses bouquins. On dirait toi. » rétorqua Ashley avec un petit sourire. Des deux filles, Ash était sans aucun doute la plus extravertie. Elle profitait de sa jeunesse du haut de ses vingt-deux ans, papillonnant à droite et à gauche, sortant le soir avec ses amis, bref, s’amusait comme beaucoup de jeunes de son âge.

Elles entrèrent dans le bar, Ashley en tête, et s’installèrent à une table. A peine assise, Ash donna un coup de coude à sa mère. « Trop drôle. Tu vois là-bas ? C’est le type avec qui j’ai passé la soirée l’autre fois. » Ashley et ses prétendants… C.J avait parfois du mal à suivre. Cependant, elle jeta un bref regard dans la direction qu’Ash lui désignait du coin de l’œil, avant de manquer de s’étouffer dans une quinte de toux en avalant de travers sa salive. « Ash… » L’intéressée lui lança un regard innocent. « Quoi ? » C.J reporta de nouveau son regard sur l’homme, qui ne lui était pas inconnu. Puis ça fit tilte. Elle posa une main sur le bras de sa fille. « Non seulement il est beaucoup plus âgé que toi… mais… je le connais. Enfin je crois que c'est lui. » Ashley jeta un regard interloqué à sa mère. « L’âge on s’en fout…. Mais attends ! Tu le connais ? Comment ? » Déjà C.J s’était levée, histoire d’en avoir le cœur net. « Le boulot… » lança-t-elle à sa fille avant de se diriger vers l’homme. « Tobby ? Qu’est ce que tu fais à Kanab ? » Les deux vétérinaires s’étaient rencontrés à un colloque à Denver, il y a quelques années de cela. Même si leurs spécialités étaient différentes, lui était branché faune sauvage, ils avaient longuement échangé et sympathisé durant ces quelques jours. Le revoir, ici, dans cette petite ville, était un heureux caprice du hasard. Bon, elle reviendrait plus tard sur le fait qu’il aurait fait du gringue à sa fille…

Tobby observait les allées et venues des personnes qui entraient dans le café, comme cette jeune fille qu’il avait rencontrée dans un bar de la ville deux jours plus tôt. Elle incarnait ces mêmes filles qu’il avait rencontrées dans sa jeunesse, peu après sa séparation avec sa copine de l’époque. Il était parti de Kanab pour l’université à tout juste dix-huit ans, le cœur brisé, avait fréquenté les fêtes étudiantes et s’était perdu dans l’alcool et les filles pour tenter d’oublier, de se convaincre qu’il était enfin passé à autre chose, qu’il l’avait oubliée. Pourtant, pendant longtemps, cela avait été son visage qu’il voyait à la place de la fille avec qui il flirtait, avec qui il finissait souvent par passer la nuit. Il avait mis du temps avant que ce visage ne s’efface peu à peu de son esprit. Pourtant, ce même visage l’avait comme marqué au fer rouge, l’empêchant de retomber amoureux. Il s’y refusait. Dès qu’une relation devenait trop sérieuse, il mettait de la distance avant de partir, lâchement. Il préférait cela au fait de souffrir à nouveau. Et puis, n’était-ce pas là une qualité qu’il partageait avec plusieurs membres de sa famille que de partir lâchement ? Sans doute.

Ainsi, après un sourire enjôleur à l’adresse de la jeune femme avec laquelle il avait failli rentrer deux jours auparavant, il détourna le regard avant qu’une silhouette ne s’approche de lui. Il ne l’avait pas reconnue de prime abord lorsqu’elle était entrée avec la jeune femme, mais maintenant qu’elle était devant lui, il la reconnaissait. Il l’avait rencontrée lors d’un colloque quelques années auparavant, et elle était vétérinaire comme lui, bien qu’ils exerçaient dans des milieux différents. « C. J ! Je ne t’avais pas reconnue, excuse-moi. » dit-il en se levant poliment. « Je suis de passage. Quelques affaires de famille à régler. » expliqua-t-il brièvement. « Et toi, que fais-tu par ici ? On est bien loin de Denver. » demanda-t-il à son tour, curieux de savoir ce qui l’amenait ici. Il se souvenait qu’elle était originaire du Texas, mais si elle lui avait sûrement dit qu’elle vivait en Utah, il avait probablement oublié de lui demander où précisément. Et puis, ce n’était sans doute pas plus mal car la perspective de devoir penser à Kanab à l’époque le répugnait. Néanmoins, il était curieux de savoir ce qu’elle faisait ici, loin de se douter qu’elle vivait ici depuis plusieurs années et loin de se douter que celle avec qui il avait flirté deux jours avant était en réalité la fille de celle-ci.

L’adage disait que le monde était petit. La preuve en était là encore une fois de plus. Combien de probabilité que Tobby se rende à Kanab, où elle-même était désormais, et qui plus est ait passé une soirée quelques jours auparavant avec sa propre fille ? Lui-même était surpris de la trouver là de toute évidence. Il lui expliqua alors brièvement qu’il était en ville pour des affaires de famille. C.J arqua un sourcil. « Attends, t’es en train de me dire que tu as de la famille ici ? » Une case en plus à cocher en ce qui concerne les caprices du destin. Ce fut au tour de Tobby de lui demander ce qu’elle-même faisait ici. « J’y vis figures toi. J’y ai même ma clinique, au centre-ville. » Et elle n’était pas peu fière de cette réussite professionnelle. Si sa vie sentimentale passée avait été un désastre, et qu’elle avait du tout recommencer de zéro quinze ans plus tôt, elle avait depuis fait du chemin et atteint ses objectifs avec la clinique, et fière également de ses deux filles. Et à ses yeux, c’était là l’essentiel.

« Si je m’attendais à te trouver là… » Elle désigna Ashley du menton. « Il parait que tu as déjà fait la connaissance de ma fille aînée. Ashley. » Un sourire malicieux étira ses lèvres disant cela. Nul doute qu’il s’attendait à tout sauf à cela. « C’est elle qui a vendu la mèche en te découvrant là ce soir. » Son sourire s’élargit un peu plus. Le pauvre allait sûrement se retrouver extrêmement gêné de découvrir qu’il avait « dragué » sa fille. C.J n’en faisait pas grand cas de son côté, car d’une part Ashley était suffisamment grande pour prendre ses propres décisions et choix en matière d’homme, et de plus, elle avait entièrement confiance en sa fille sur ce sujet. D’autre part, lui-même n’avait strictement rien fait de répréhensible. Ashley était majeure et vaccinée. « Tu veux te joindre à nous ? On venait boire un café avant de rentrer chez nous. »